Indifférent ou exacerbé, ça dépend.....
Maintenant que je picole plus (malgré le triste accident de la semaine dernière), ne plus boire m'a doté d'un regard qui oscille entre la pitié, la compassion et l'indifférence totale, en exagérant, une sorte de vil mépris, à l'égard de mes semblables alcooliques....et dieu sait si j'en vois tout les jours de par mon taf. Des pages je pourrais en écrire sur mes clients(es) alcoolisés(es)...des terribles, vous les décrire à la sauce anisette, pinards de toutes les couleurs, fragances houblonesques et flambée au whisky.....
Tout les ages, tout les sexes, du matin au soir, de 9h à 19h, la "fashion week" de la picole, pas un jour sans que je m'en fade plusieurs(es), qui viennent me postillonner leurs haleines fétides en plein naseaux....et vas-y que je dois dépatouiller leurs problèmes de bricolage, de plomberie, d’électricité, d'outils qui ne fonctionnent plus (ben oui ! une visseuse-deviseuse, faut mettre en charge les batteries pour que ça marche...c'est pas votre engin qui est mort, pas la peine de gueuler comme ça dans le magasin ! voleur ! escroc ! incapable! une machine que j'ai acheté hier !...calme toi papa......). Parfois, comme samedi dernier, une grande pitié m’envahit....Elle se pointe, la cinquantaine, elle titube sur ses talons, un p'tit coup à droite, un p'tit coup à gauche, rétablissement, tout un art....avant qu'elle tombe dans la dive, elle devait être une très belle femme, hélas, elle a succombée aux charmes fous des rosés de Provence, les dégâts sont irréparables....C'est encore plus terrible chez une femme les marques au fer rouge que fait l'alcool, encore plus affreux que chez les bonhommes..son maquillage à la truelle ne masque même plus ses joues couperosées, d'affreuses et énormes poches sous les yeux, son rimmel qui fout le camp...perdue dans l'allée centrale, en bon Chrétien, je ne pouvais pas la laisser comme ça, en proie à l'éclairage cru des néons, on ne voyait qu'elle, ou du moins, je ne voyais qu'elle, j'aurais pu esquiver, foutre le camp, passer mon chemin et m’intéresser à d'autres clients, mais non ,j'ai été à sa rencontre, faire mon boulot. Mon dieu ! elle empeste le rosé malgré la dose de parfum dont elle s'est aspergée avant de venir, elle a du picoler toute l’après-midi, dans un moment de lucidité, elle a due se rappeler qu'il fallait passer au magasin de bricolage ! Elle hoquette, cherche ses mots, bafouille, elle est complétement saoule, pathétique, un clown Auguste sur le déclin qui fait même plus rire les mômes. J'peux pas la laisser là , m'expliquer ce qu'elle veut, aux yeux de tout le monde...avant, j'me serais taillé une bonne tranche de rigolade avec la poivrote, ça m'aurait bien fait marrer de voir la mémère avec 2gr dans chaque bras faire son numéro dans la casbah...plus maintenant. Comme je possède dans ma cervelle le traducteur instantané du langage poivrot/langage clair, je comprends entre des phrases longues à sortir de son esprit embrumé, ce qu'elle cherche, une barre de seuil à rattrapage de niveaux (les bricoleurs comprendront). Alors je l’emmène dans le rayon, et ça se complique, c'est pas pour elle, c'est pour sa fille, elle lui a promis de lui en ramener une ce soir sur Brest (la Presqu'ile de Crozon/Brest, c'est 60 mn de route, dans son état, j’espère pour elle qu'il n'y aura pas de contrôle bignoux sur le chemin ou qu'elle n'aille pas emplafonner une autre bagnole avec à l'intérieur des gens qu'on rien demandés....). Elle reste chancelante devant le choix, trop dur, trop de couleurs, trop de longueurs, à coller, à visser, je l'aide comme je peux dans sa pauvre démarche intellectuelle, j’extirpe les renseignements, elle peux pas, peux plus, alors elle a une idée de génie, elle sort son portable et appelle sa fille..." Allooooo, Chériiiiie...c'est mamaaaaan....j'suis chez (biiippp! nom du magasin volontairement censuré), j'chais pu c'quuuue je dois prennnndrreeeee...j'te passe le monsieuurrrr"....à l'autre bout, je sens la donzelle bien gênée, ça doit pas être la première fois. Avec la fille, ça va vite, ok barre de 83cm, 30mm de large, vissage invisible par le dessous, couleur hêtre, merci, bonne soirée. Je lui refile son téléphone. Elle me bafouille des remerciements, me chope le bras, s'accroche complétement à moi..."Comme voousss êtes sympaaaa ! Aaahhhh !pi je l'adooore ma fiiilllle....tenez !" elle fouille avec des doigts maladroits l’écran tactile de son portable, se paume dans les fonctions, et me sort une photo moche de sa chère fille adorée, une brunette entre 25 et 30 ans, un peu quelconque, ni trop jolie, ni un laideron, une jeune femme parmi tant d'autres. "Elle est beeellllle hein ????? Elle viiiient de preennndreee un appartttt sur Brestttt....C'est un gentil gaaarrçon commme vous qu'illl lui fauuudraitttt"...Elle pouffe...bien obligé de la complimenter sur extraordinaire beauté du fruit de ses entrailles, me fendre d'un sourire, d'en rajouter, lui dire qu'elle mérite mieux qu'un vieux mec d'occase comme moi. Elle me lâche toujours pas le bras, ça devient gênant, surtout que maintenant, je commence plus trop à supporter sa terrible haleine de rosé avec ses arrières senteurs de tabac brun...faut que j'écourte, finir la vente, je lui mets la barre dans la paluche,"Et bien voila madame ! y'a plus qu'a installer tout ça ! (super sourire du vendeur pro)" Nan mais quel con ! quel con ! pourquoi j'ai dit ça ! "Coooomment ça se poooseeee ??????" la suite fut laborieuse, douloureuse, mes explications, aussi simples furent-elles, finirent par totalement noyer ce qui lui restait de lucidité, j'ai du être expéditif, vous verrez, vous suivez bien la notice de pose, là , sur l'emballage, il n'y aura pas de problème, et puis apparemment votre fille sait comment installer le produit...Bien, merci encore et bonne soirée ! (re super sourire du vendeur pro). Elle est parti me re-remerciant mille fois de mon aide, toujours titubante vers la caisse, hop ! un coup à droite! hop ! un coup à gauche...rétablissement...hop ! joli ! on évite avec quand même un peu d'hésitation un caddie planté en plein milieu de l'allée centrale.....
Alors voila, c'est ça "l’après Baclo" pour moi, être désemparé devant des cas comme ça. Au fond de moi, j'aurais eu envie de lui parler de la maladie, qu'il y a maintenant une vraie solution, qu'il faut qu'elle arrête ses conneries, être un peu comme les tordus, les autres là , les Témoins de Jéhovah, qui vont pas de lâcher la grappe, être prosélyte à fond la caisse, lui raconter mon expérience, pas évident dans le rayon des barres de seuils......