Jour pour jour. Une année d'indifférence.
Il y a un an jour pour jour, je devais pleurer de joie devant l'évidence.
De la promesse impossible qu'un jour je n'aurai plus besoin de boire. Qu'un jour je pourrais vivre sans avoir à gérer puis à survivre à mon besoin d'alcool. Chaque jour sans voir ma mort précoce inéluctable. Car j'ai vécu chaque jour dans une conscience terrible.
Il y a un an, un petit verre sous mon nez, un petit verre à moitié plein d'une vodka tiède de mauvaise facture, il y a un an, ce jour-là, ce foutu verre je n'en voulais plus !
Ce n'était qu'un petit verre. Moi qui ne m’empoisonnais plus qu'au goulot, à grande gorgés, me noyant dans les larmes.
J'essayais encore et toujours. J'essayais encore de me servir ce foutu premier verre dans un verre... Ce jour là, c'est ma compagne éternelle, mon amour, mon reflet karmique, celle sans qui je n'écrirais pas ces mots, qui m'apportait ce petit maudit petit verre, dans une patience, un espoir et un amour infini. Vous lirez mes mots de ce jour-là si vous le voulez.
Ce soir-là, cette maudite bouteille à moitié pleine posée là-bas ne me regardait plus. Elle ne me parlait plus pour dire qu'elle était pour moitié vide, que je ne passerais pas la nuit avec ça. Que demain il faudrait y aller, si je voulais seulement survivre au jour suivant.
Elle ne me voyait simplement plus. Elle n'était qu'un flacon de verre, et ce flacon ne contenait plus qu'un peu de produit au goût d'alcool à bruler.
Un an s'est passé, déjà. Si vite.
Je ne suis pas indifférent.
Ce mot d’indifférence me convient toujours aussi mal, mais au moins nous nous comprenons.
Je n'arrive pas me considérer comme ex-alcoolique. Je suis juste un alcoolique qui a souffert de son alcoolisme.
Grâce au baclo, je ne suis plus alcoolique qu'en conscience. Je sais l'addiction, je sais la souffrance, je sais l'enfer.
Mais grâce à lui, les bouteilles ne me parlent plus.
Je ne suis pas indifférent.
C'est bien mieux que cela. Et bien plus subtil.
J'ai passé des centaines de jours heureux et incrédule devant cette libération. Je buvais désormais un verre quand je le voulais. Non pas en retardant le premier verre, mais seulement lorsque ce verre s'offrait à moi, pour un moment, pour un instant, avec le cœur léger de celui qui sait désormais que ce verre n'est plus qu'un verre.
J'ai passé ainsi des jours et des jours, saisi à nouveau par la beauté d'une vie que je croyais bientôt terminée. Chaque moment, chaque couleur furent savourés. Chaque son, chaque instant de vie que je savais inestimable devenaient désormais des trésors, simples et quotidiens.
Revenu des Enfers, libéré de l'addiction fatale, je redevenais vivant. Et en tant que vivant, je devais me livrer tôt ou tard à mes vieilles passions. Recherchant l’expérience du monde, le contact de la réalité par delà la conscience, recherchant la sublimation, l'absolu depuis toujours. À travers la musique, la lecture ou quelque autre moyen, le plus immédiat était l'altération de la conscience par la chimie : le plus légal est le plus impératif que j'avais sous la main était une bonne vieille bouteille.
Ainsi, plusieurs mois après ma libération, je devais me remettre à boire plus que de raison pour retrouver une sorte de contact avec ce monde divin. Enfin vivant, à peine nouveau-né une seconde fois, il me fallait impérieusement me remettre en quête du réel absolu.
Si la quête n'est pas veine, la méthode n'était pas la bonne. Quoique valable à titre expérimental, l'altération chimique de la conscience présente quelques dangers.
C'est comme ça que j'ai bu à nouveau. Non par ce besoin physique impératif mais par goût de la vie, de la connaissance du plus grand que la vie.
Pendant des semaines, j'ai repris ma bagnole exprès pour aller chercher mon produit. Moralement, ces moments furent vraiment terribles. Je me revoyais alors, comme "avant", aller m'approvisionner en alcool. Tout en sachant la différence d'intention, dans les actes c'était la même chose. Je buvais de nouveau.
Certes, beaucoup moins, en quantité. Certes. Mais il me fallait cet alcool et je résonnais en consommation et en stock, comme avant.
À ces moments-là, je me disais que c'était fini. Que je n'étais qu'un alcoolique et que je mourrai comme tel. Que j'avais juste eu la naïveté de croire que les petites pilules magiques avaient changé ma vie.
C'était la fin du spectacle. Retour des lumières dures. Ma peau marquée était bien là, et j'étais bien au volant sur la route d'un fournisseur premier prix. C'était trop facile. Quatre jours de baclofène et mes années d'alcoolisme derrière ! Mes très proches, ceux qui savaient mon alcoolisme, saluaient ma résurrection. Alors même que je ne me sentais aucun mérite. Et voilà que je me trouvais de nouveau dans la file d'un supermarché avec mes deux bouteilles sous le bras. J'étais bel et bien un alcoolo incurable et définitivement un imposteur.
Après quelques semaines de ce retour, non pas à l'enfer, mais à cet étrange déjà vécu sans conclusion, à ces moments d'évaporation dans un autre monde, de légereté de l'existence, de bons moments passés seul avec moi-même en accord avec le reste de l'univers, je retombais de plus en plus douloureusement dans la lumière crue de l'autre face du réel.
Je devais payer le prix de ces nuits alcooliques de plus en plus cher. D'une part, j'allais de moins en moins loin dans mon extase, et surtout, à part les effets secondaires du mélange baclofène alcool qui allaient grandissants, je voyais trop bien les grand yeux de ma femme chérie se voiler des larmes de peine et de désillusion.
Désorienté, aux prises avec des émotions si violentes et si contradictoires : En quatre jours, j'étais passé de futur mort d'alcoolisme à ressuscité. Puis, perdu dans cette vie inattendue qui s'offrait de nouveau, après des mois de stupéfaction, je me retrouvais à boire de nouveau pour transcender ce nouvel ordinaire merveilleux.
Et c'est là que quelque chose change.
Une nouvelle forme de libération, non pas d'indifférence, se produit. Je sentais que l'essence de ce que je cherchais dans la vie était déjà là depuis le début, et que je n'avais plus besoin de mes expériences alcooliques pour m'en approcher. Au contraire, je sentais dans mon corps même que chaque goute d'alcool m'en éloignais. Si je buvais une once d'alcool, comme dans un réflexe, comme un besoin insatisfait, je sentais littéralement mes cellules refuser le poison. Je sentais mon esprit se contracter et se fermer.
Dorénavant, il se produit cette chose étrange en moi. Chaque jour, j'ai une sorte de très faible envie d'alcool. Une vieille habitude. Comme pour améliorer ou augmenter la beauté, la profondeur de l'existence, de l’expérience de la vie.
En même temps, je sais intimement que si je prend une seule goute d'alcool, cette beauté va s’évanouir, et sa subtilité, sa profondeur vont m'échapper pour des heures interminables et perdues.
Parfois, je me laisse aller à ce verre qui m'appelle. Et les beautés subtiles disparaissent instantanément. Mon esprit se ferme, ma volonté s'effondre. Et je sens mon corps lutter contre le poison, aussi faible soit la dose.
Et plus le temps passe, plus les jours passent et plus l'appel de la boisson se fait lointain et nocif.
C'est l'effet le plus merveilleux et le plus inattendu, que j’expérimente chaque jour. Mon corps et mon esprit demandent de plus en plus faiblement un peu d'alcool puis dans un même mouvement, à sa seule évocation, rejettent avec de plus en plus de force la seule idée d'absorber ce poison maudit.
Ainsi, après être passé par la surprise et le choc de l'absence de besoin d'alcool de plusieurs mois, puis par une phase de manque de quelque chose d'indéfini qui s'est traduit par la boisson pendant des semaines et qui s'est révélé un échec, ou plutôt la confirmation d'une impasse, je me retrouve seul avec moi-même et ma conscience.
Et cette conscience aiguisée que j'ai tour à tour essayé d'affuter encore ou de faire taire, cette conscience maintenant ne peut plus et ne veut plus avoir affaire avec la substance alcool.
Je vis la profondeur et la beauté de la vie à chaque instant, de plus en plus libre, chaque jour d'une nouvelle façon, chaque jour avec ses mystères et ses questions, ses incertitudes, ses doutes et ses vérités profondes dont je ne me coupe plus, ni ne cherche à en atténuer ou augmenter le sens ou la puissance.
Merci à Olivier Ameisen, sans qui rien de cela n'aurait été possible.
Message édité 7 fois, dernière édition par Oliv, 02 Septembre 2014, 5:31